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28 juillet 2018 / C. Mandal

Silsila – The hidden meaning of roses

Lire cet article en français : Silsila – Le sens caché des roses

Silsila, directed by Yash Chopra is a masterpiece of Indian cinema. Be it the music, the songs lyrics, the dialogues, the landscapes or even the color of sarees, everything has been purposefully and skillfully orchestrated.

The movie, released in 1981, depicts a chain of events (this is what the Arabic word « silsila » means) where passion and the sacred institution of mariage come to clash. Shekhar and Amit Malhotra are two orphan brothers very close to each other. When Shekhar dies in a plane crash, his fiancee Shobha is expecting. Amit, moved by her despair, decides to marry her and to renounce to his love for Chandni. Some time later, Shobha loses her child in a car accident and when destiny place Amit in front of Chandni, now the spouse of Dr. Anand, it becomes impossible for him to continue to suppress his passion for her. The two lovers renew their relation, while their spouses watch powerless.

In an exquisite scene, Amit tries to convince the newly married Chandni to meet him. She is at a flower exhibition with friends to judge the different roses. Every questions, every requests by Amit, standing behind her, are punctuated by the names of the different roses enumerated by Chandni’s friend. This scene, if one does not pay attention or if one ignores the signification of the roses’ names, is quite banal. But, when each rose’s name is seen in the light of Amit’s requests (or vice versa), one realizes that they depict surreptitiously the different stages a lover goes through: love, wait, and bliss.

A few months ago, Yash Raj gave me the task to adapt in French the subtitles of the film. The experience was of course wonderful. I was provided with the English subtitles and this how I noticed that in this scene, the English translator had left in Hindi the names of two roses (there are six in total, four of which are in English in the original), depriving the viewer from whole dimension of the scene.

Silsila

Below, the whole dialogue in Hindi:

Chandni: Asha, third entry का क्या नाम बताया ?
Asha: « My Love ».
Amit: मुझे तुमसे कुछ बात करनी है।
Asha: चौथी है, « हम दोनों »।
Amit: कहाँ मिल सकती हो ?
Asha: Fith entry, « शाम-ए-इंतज़ार। »
Amit: Please, Chandni.
Asha: Sixth, « Love Story ».
Amit: कल उसी वक़्त उसी जगह।
Chandni: मैं नहीं आ सकती।
Asha: Seventh, « Daredevil ».
Amit: मैं तुम्हारा इंतज़ार करूँगा।
Asha: Eighth, « Eternal Bliss ».

« My love » is already Amit calling out to Chandni. « Hum donon » (« We two ») is what Amit wants to talk about. « Sham-E-Intezar » (literally « Evening’s waiting ») is the consequence of Chandni’s silence. « Love Story » is what Amit and Chandni are sharing. « Daredevil » is Amit’s attitude, who doesn’t give up in spite of Chandni’s refusal. And finally, « Eternal Bliss » is what Amit feels after the silent consent of Chandni.

27 juillet 2018 / C. Mandal

Silsila – Le sens caché des roses

Read this post in English: Silsila – The hidden meaning of roses.

Silsila, réalisé par Yash Chopra, est un petit bijou du cinéma indien. De la musique aux dialogues, en passant par les paroles des chansons, les paysages ou encore la couleur des saris, tout a été savamment pensé et orchestré.

Le film, sorti en 1981, dépeint une chaîne d’événements (c’est d’ailleurs un des sens du mot d’origine arabe « silsilâ ») où l’amour passion et l’institution sacrée du mariage vont se retrouver dans une situation antagoniste. Shekhar et Amit Malhotra sont deux frères orphelins très liés l’un à l’autre. Lorsque Shekhar meurt prématurément, sa fiancée, Shobha, est enceinte de lui. Amit, touché par le désespoir de celle-ci, décide de l’épouser et de renoncer à son amour pour Chandni. Peu de temps après, Shobha perd son enfant dans un accident de voiture et lorsque le destin place Amit face à Chandni, désormais l’épouse du Dr. Anand, il lui est impossible de continuer d’étouffer sa passion pour cette dernière. Les deux amants renouent leur relation, sous le regard impuissant de leurs époux respectifs.

Dans une scène exquise, Amit essaie de convaincre la nouvellement mariée Chandni de lui accorder une entrevue. Celle-ci est à une exposition de fleurs où elle et ses amies ont pour tâche de noter les différentes roses en compétition. Toutes les questions, toutes les requêtes d’Amit, qui se tient derrière Chandni, sont entrecoupées par l’amie de cette dernière, qui se trouve devant et qui énonce les noms de chaque rose. Cette scène, si l’on n’y prête pas attention ou si l’on ignore la signification des noms de chaque rose n’offre rien de particulier. Par contre, lorsque chaque nom de rose est mis en regard des répliques d’Amit, l’on se rend compte alors qu’ils décrivent subrepticement les différentes étapes par lesquelles passe l’amant : de l’amour, à l’attente, à la béatitude.

Yash Raj m’a confié il y a quelques mois la tâche d’adapter en français les sous-titres du film. Je me suis bien sûr régalée. Or, dans cette scène, deux des noms de rose (il y en a six en tout) sont en hindi et n’avaient pas été traduit par l’auteur des sous-titres anglais, privant ainsi le spectateur d’un aspect clé de la scène.

Silsila

Silsila, 1981

Je reproduis ci-dessous la totalité de l’échange en hindi, suivi de ma traduction :

Chandni: Asha, third entry का क्या नाम बताया ?
Asha: « My Love ».
Amit: मुझे तुमसे कुछ बात करनी है।
Asha: चौथी है, « हम दोनों »।
Amit: कहाँ मिल सकती हो ?
Asha: Fith entry, « शाम-ए-इंतज़ार। »
Amit: Please, Chandni.
Asha: Sixth, « Love Story ».
Amit: कल उसी वक़्त उसी जगह।
Chandni: मैं नहीं आ सकती।
Asha: Seventh, « Daredevil ».
Amit: मैं तुम्हारा इंतज़ार करूँगा।
Asha: Eighth, « Eternal Bliss ».

Chandni : Comment as-tu dit que s’appelait la troisième ?
Asha : « Mon amour ».
Amit : Je voudrais te parler.
Asha : La quatrième, « Nous deux ».
Amit : Où peut-on se voir ?
Asha : La cinquième, « L’attente ».
Amit : S’il te plaît.
Asha : La sixième, « Histoire d’amour ».
Amit : Demain, même endroit, même heure.
Chandni : Je ne peux pas.
Asha : Septième, « Intrépide ».
Amit : Je t’attendrai.
Asha : Huitième, « Éternelle béatitude ».

« Mon amour », c’est déjà Amit qui interpelle Chandni. « Nous deux », c’est ce dont Amit voudrait parler à Chandni. « L’attente », c’est ce que provoque le silence de Chandni. « Histoire d’amour », c’est ce que vivent Amit et Chandni et devant quoi ils ne peuvent reculer. « Intrépide », c’est l’attitude d’Amit qui ne renonce pas face au refus de Chandni. Et enfin, « Éternelle béatitude », c’est ce que ressent Amit devant le consentement silencieux de Chandni.

11 janvier 2018 / C. Mandal

Parler à coups de bâtons.

लट्ठमार भाषा – laṭṭhamāra bhāṣā

Je connaissais « laṭhmār holi », cette façon particulière de célébrer Holi dans certaines bourgades de la région de Mathura, où les femmes frappent les hommes d’un baton de bois (« laṭṭh »). J’ai découvert récemment l’expression « laṭṭhamāra bhāṣā« .

C’était dans un taxi à Bombay qui nous conduisait de notre hôtel à l’aéroport. Il s’agissait malheureusement d’un trajet d’à peine un quart d’heure. Notre chauffeur, un homme d’une cinquantaine d’année d’humeur jovial, engage immédiatement la conversation. Nous lui demandons d’où il vient, il vient d’Allahabad et continue en nous racontant comment des clients de Delhi la veille lui ont demandé ironiquement s’il n’avait trouvé aucun taxi à conduire en Uttar Pradesh qu’il avait dû venir s’installer jusqu’à Bombay (question vraiment étrange étant donné qu’il y a depuis longtemps un important flux migratoire de l’Uttar Pradesh et le Bihar vers Bombay). Je ne me rappelle plus les détails de la réponse qu’il leur a donnée, mais c’était divertissant et pertinent. S’en est ensuivi une courte conversation sur la douceur de la vie et des mœurs dans sa ville d’adoption, comparé à l’Uttar Pradesh. Pour illustrer son propos, notre chauffeur a pris l’exemple de la langue qu’on parle dans les régions de Kanpur, Allahabad, Faizabad ou encore Sultanpur (je crois n’avoir oublié aucune des villes citées) et a qualifié cette langue de « laṭṭhamāra bhāṣā ». Ayant passé moi-même plusieurs années à Kanpur, j’ai trouvé que l’expression seyait fort bien au parler de ces régions-là, me représentant visuellement cette langue qu’on parlerait comme on donne des coups de bâtons. Il nous a d’ailleurs fait une démonstration, prenant une phrase simple (« Viens boire le thé, l’oncle ») dite façon « laṭṭhamāra », reprise ensuite, pour créer un contraste,  dans le dialecte parlé dans la région de Jaipur et qui se caractérise par des terminaisons plus en « o » qu’en « â » et la syllabe exclamative « re » que l’on retrouve aussi beaucoup dans les chansons. À cette époque du règne du smartphone, je regrette vraiment de ne pas avoir eu la présence d’esprit d’enregistrer toute la conversation…

Néanmoins, je me promets en sortant du taxi d’écrire un billet sur le parler à coup de bâtons de l’Uttar Pradesh. Me voilà, presque un mois plus tard devant mon ordinateur et ma page blanche. Première chose que je fais, vérifier l’orthographe et le sens de « laṭṭhamāra » dans mon dictionnaire. Et là, horreur, je découvre que ce que je prenais pour une expression originale, imagée et toute personnelle, est en fait un lieu commun. À la fin de l’article « laṭṭh » du Oxford Hindi-English Dictionary de McGregor, on trouve :

« laṭṭhamāra, adj. crude, violent (as language). »

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31 août 2017 / petronnus

J’ai essayé pour vous : visiter le Bangladesh

Nouveau contributeur sur Hindi Adi, cet article est à la fois l’occasion de me présenter et d’introduire une série d’articles que j’envisage d’écrire sur mon séjour d’un mois et demi au Bangladesh.

Je suis arrivé à Dhaka pour la première fois le 1 avril 2015. Même si cela faisait cinq ans que je m’intéressais au Bengale pour mes études sur le 19e siècle, j’ignorais presque tout du Bangladesh. J’avais suivi quelques cours à l’INALCO, dont certains parlaient spécifiquement de l’indépendance de ce pays.

Initialement, je devais préparer l’agrégation d’histoire, mais suite à un revirement de politique des bourses, j’ai décidé d’abandonner. Je voulais donc profiter des quelques mois de libres que j’avais avant de devoir comparaître devant mes futurs élèves. Après avoir vaguement cherché du travail ou un échange universitaire, j’ai décidé de partir en Asie du Sud pour quatre mois d’avril à août. Ce devait être mon troisième séjour dans la région. Pour ce troisième voyage, j’ai décidé de visiter les pays limitrophes. Mon projet initial était de passer une partie de mon séjour au Bangladesh avant d’aller en Inde.

Début février, j’ai donc pris un aller Paris-Dhaka et un retour Delhi-Paris. Globalement à l’époque, le Bangladesh n’évoquait que la mousseline, des tigres, mais aussi la famine de 1943 ou encore les émeutes de Noakhali. J’avais aussi en tête les événements récents, comme l’effondrement du Rana Plaza ou les  troubles accompagnants les élections de 2014.

J’ai donc été très déçu en arrivant à l’aéroport de ne pas être accueilli par un employé habillé en mousseline. Plus sérieusement, l’accueil à l’aéroport était tout ce qu’il y a de plus normal, si ce n’est qu’il était 3 heures du matin. Mais ce n’était pas la faute des bangladais, mais de mon choix de compagnie aérienne (en même temps Air France ne désert pas l’aéroport de Dhaka).

Il est 3 h 20 du matin quand je sors enfin de l’aéroport pour me retrouver en plein air, heureux de me trouver à nouveau dans un environnement humide, un peu le sentiment de retourner dans le ventre de ma mère. Moi qui ai toujours un peu de mal à demander des services à des inconnus, je suis dans l’obligation d’emprunter un téléphone pour appeler Jahirul, mon hôte pour la nuit et les jours à venir.

Je demande donc à un des nombreux employés de l’aéroport qui doivent contrôler la circulation des taxis (de ce que j’ai compris) d’appeler au numéro fourni. Il le fera sans difficulté et sans demander de contrepartie. Ne voulant pas le vexer, je décide de ne rien laisser. Ce sera d’ailleurs une constante preuve de l’hospitalité locale.

Département des arts, université de Dhaka

Devant une statue du département des arts de l’université de Dhaka.

Je ne vais pas faire un journal de mon séjour au Bangladesh, cela risque de vous ennuyer et j’ai essayé de le faire sur mon blog. C’est donc très heureux que j’arrive dans ma chambre à Uttara vers 4 h du matin. Mon séjour à Dhaka comme ailleurs est sans encombre majeur. J’ai bien sûr été parfois confronté à des gens qui cherchent à me faire payer bien plus cher que le prix réel. Mais cela a toujours été fait de façon assez « honnête ». Je veux dire, il a toujours été évident que je devais payer plus cher. Un chauffeur de CNG (c’est ainsi qu’on appelle les auto-rickshaws au Bangladesh) à Chittagong m’explique même calmement que le tarif est pour les locaux, mais moi comme j’y vais uniquement pour regarder, je dois payer plus cher. La conversation a eu lieu en bengali, j’aurais bien aimé savoir d’où il pensait que je venais et qu’est-ce qui faisait de moi un touriste. Cela me rappelle une discussion que j’ai eu avec mon amie Monalisa, productrice bengalie installée à Bombay, au sujet des chauffeurs de rickshaw de Delhi : « If you are from outside the place, they will charge you more. » Preuve que cette pratique n’a rien de spécifiquement bangladeshi, ni bengali. Ami lecteur, vous qui lisez ces lignes, je tiens à clarifier le fond de ma pensée, je ne fais pas une leçon de morale. Je suis même le premier à payer un peu plus quand il n’y a pas une volonté éhontée de me tromper.

Les rares peurs que j’avais au sujet du Bangladesh se sont vites dissipées. Et j’ai donc été très surpris quand Tina, mon amie franco-bangladaise, m’a annoncée qu’il y allait avoir une exécution capitale et surtout que le pays était sous le coup d’un hartal depuis plusieurs jours déjà. Un hartal est une grève qui se veut assez forte normalement les magasins sont fermés et personne ne circule. C’est donc le cœur léger que je retourne à Dhaka pour la deuxième partie de mon séjour, la plus intéressante : la rencontre avec les Bangladeshis. Dans la première moitié de mon séjour, j’ai surtout été logé dans des hôtels ou des pensions chez l’habitant. J’ai ensuite été chez des amis d’amis qui sont devenus mes amis et c’est le cœur serré, que je suis monté dans le Moitree Express, le seul train qui relie Dhaka à Calcutta le 29 avril 2015.

La suite au prochain épisode…

21 janvier 2015 / C. Mandal

#JeSuisCharlie, parce que le rire est sacré

Nous sommes le jeudi 8 janvier 2015. Hier, à 11 h 30 deux hommes cagoulés et armés ont débarqué dans la rédaction du magazine satirique Charlie Hebdo et ont fait feu en criant « Allah O Akbar ! » (« Dieu est grand »). Bilan : 12 morts, dont les principaux rédacteurs et dessinateurs du journal et deux policiers (dont l’un s’appelait ironiquement Ahmed). Je suis choquée, atterrée, démoralisée.

Mais je décide de profiter de la sieste du petit bout de femme qui fera la génération de demain pour rédiger cet article qui me trotte depuis longtemps dans la tête.

Je vis en Inde, dans « la plus grande démocratie du monde » et je constate qu’ici comme ailleurs, la liberté d’expression est sans cesse menacée, sans cesse bafouée. Le dernier exemple en date étant le tohu-bohu créer autour du film PK. Aamir Khan y incarne un extra-terrestre débarqué sur terre et qui se met en quête de Dieu. N’ayant pas encore vu le film, je ne vais pas m’étendre. PK semble néanmoins être une comédie légère qui se contente de toucher du doigt certaines contradictions inhérentes aux cultes religieux. Rajkumar Hirani n’entreprend là rien d’original ou de révolutionnaire. Cela fait des siècles que les philosophes, hommes de lettres et artistes s’en prennent à la religion et particulièrement à ses signes extérieurs, que ce soit Molière dans son Tartufe ou le poète mystique Kabir.

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Le film semble en tout cas bien innocent face aux caricatures férocement satiriques du prophète Mahomet publiées par Charlie Hebdo. Mais le simple fait de se moquer gentiment de certains pandits et autres serviteurs de Dieu ne plaît pas à ces messieurs de la Vishwa Hindu Parishad. Dieu merci la Cour Suprême de Delhi a déclaré que le film n’était pas offensant et celui-ci a d’ailleurs été très largement plébiscité par le public, puisqu’il a 3 fois franchi la fameuse barre des « 100 crores ».

Ce n’est bien sûre pas la première fois que les extrémistes hindous s’en prennent à un film. La réalisatrice canadienne Deepa Mehta a eu plusieurs fois affaire à eux (avec Fire en 1996, puis Water en 2005). Les hommes de lettres ne sont pas laissés pour compte, loin de là. L’essai Three Hundred Ramayanas: Five Examples and Three Thoughts on Translations d’A. K. Ramanujan est supprimé du programme de licence de l’Université de Delhi en 2008 après des protestations violentes de l’aile étudiante du BJP ; Such a Long Journey de Rohinton Mistry est retiré en 2010 du programme de l’Université de Bombay – raison : les quelques lignes désobligeantes qu’il contient envers la Shiv Sena. On peut également citer deux autres affaires, impliquant elles, des chercheurs américains : En 2014, Penguin India stoppe la publication du livre The Hindus: An Alternative History de Wendy Doniger ; en 2004 le Bhandarkar Oriental Research Institute à Pune est vandalisé en réaction à la publication par James W. Laine d’un livre sur Shivaji, pour la rédaction du quel il s’était servi de manuscrits conservés par l’institut. Les radicaux musulmans ne sont pas non plus en reste. Les fatwas contre Salman Rushdie et Tasleema Nasreen ont fait le tour du monde. La liste n’est pas complète et le but de cet article n’est pas de faire un état des lieux exhaustif.

Tout ça ne me sert que d’introduction. Je souhaiterais néanmoins dès lors affirmer que ce ne sont pas ces attaques à la liberté d’expression par une minorité de gens obtus qui savent faire beaucoup de bruit qui chagrinent. Ce sont les réactions d’acceptation, de repli, de soumission.

La sagesse populaire parentale dit que lorsqu’un enfant fait un caprice, il ne faut pas qu’il ait gain de cause, sans quoi il réitérera encore et encore, ayant fait le constat que sa « méthode » est efficace. J’aurais envie de dire que c’est la même chose… Ne leur laissons jamais avoir gain de cause et ils finiront pas se lasser…

***

10 jours ont passé depuis que j’ai commencé cet article. Entre temps, beaucoup d’encre a coulé. Une partie du monde a fait bloque derrière le slogan « Je suis Charlie » et une autre partie condamne ou questionne la légitimité des dessinateurs du magazine satirique et la liberté d’expression « à la française ». A-t-on le droit de s’en prendre au Dieu et au prophète de 1, 5 milliard de gens ? A-t-on le droit de se moquer du sacré ? Personnellement, il me semble que oui…

Je ne sais pas si l’humour est une arme contre le fanatisme (et le fascisme), mais la capacité à accepter la moquerie, à faire preuve d’auto-dérision est certainement le signe d’une société en bonne santé. À l’inverse, une société minée de tabous est une société dangereuse et en danger.

Krishna Baldev Vaid l’a très bien montré dans son roman Guzrâ Huâ Zamânâ (traduit en français par Annie Montaut, sous le titre Requiem pour le temps passé). L’auteur y dépeint la vie des habitants d’une petite casbah du Penjab dans les années 40. Il y décrit la montée des tensions jusqu’au dénouement tragique : la Partition en 1947. Il nous dépeint une société travaillée par des tensions communautaires, mais où il était tout de même possible de vivre ensemble et de rire des uns des autres. Après une absence de quelques années, lorsque Biru, le héros et narrateur, revient dans sa casbah, il constate que, du fait de la situation politique, les tensions communautaires se sont tellement accentuées, qu’il n’est plus possible de rire de tout comme avant. Tout ce qui touche à l’identité religieuse est désormais devenu tabou. Il prend pour exemple ses deux amis sikhs, Hardayal et Jita :

हरदायल और जीता सच्चे सिक्ख बनते जा रहे हैं … कहते हैं, अगर पाकिस्तान बन गया तो सब मुसलमान उनके जानी दुश्मन हो जायेंगे। असलम समेत… जो बातें पहले मज़ाक़ में कहा करते थे, वही अब पक्के मुँह से कहने लगे हैं, यानीकि संजीदे हो गये हैं। पहले ख़ुद सिक्खी का मज़ाक़ उड़ाया करते थे, अब हर मज़ाक पर मरने मारने पर उतर आते हैं। (p. 470)

Hardayal et Jita sont en voie de devenir de vrais fanatiques (…) Ils disent que si le Pakistan voit le jour, tous les musulmans deviendront leur ennemi mortel. Y compris Aslam (…). Ce qu’ils disaient avant pour rire, ils le disent maintenant très sérieusement. Autrement dit, ils ne rigolent plus. Avant, ils se moquaient eux-même des sikhs. Maintenant, ils vous sautent à la gorge à la moindre plaisanterie.

Ce monde où il n’est plus permis de rire, Biru l’appelle « Haivanistan » (de l’arabe « haivan », la bête, la brute, juxtaposé au suffixe persan « stân », le lieu – que l’on retrouve dans Pakistan, Afghanistan etc.). Dans le même passage, il affirme que celui qui rit ne peut faire preuve de bestialité. La capacité à l’auto-dérision est à articuler avec la notion d’identité fluide ou d’identité « non-contrastée » (telle qu’elle a entre autre été développée par Amartya Sen). Krishna Baldev Vaid ne parle pas directement d’identité fluide, mais fait, à travers plusieurs de ses personnages, l’apogée de la « bâtardise », qu’il théorise « comme une parade essentielle contre la guerre sainte : car pour tuer, dit-il, il faut avoir des certitudes, être sûr de sa propre identité comme une et distincte de celle de l’autre, sûr que l’autre est ainsi l’ennemi. » (Annie Montaut, « Du temps de la menace au temps de la violence et à la compassion » in La Modernité littéraire indienne, Presses Universitaires de Rennes, 2009).

Voilà en bref pourquoi je crois qu’il est « sain » de pouvoir rire de tout (de Dieu, de ses prophètes, des hommes politiques – de tout ce qui au fond peut menacer de dériver et de sombrer dans le fanatisme ou la tyrannie) sans que cela finisse dans un bain de sang…

À vrai dire, je ne suis toujours pas arrivée au point de départ de cet article. Je parle du germe initial ante Charlie.

Il y a quelques années, mon mari m’a fait découvrir les dessins-animés humoristiques que sort le quotidien bengali Ananda Bazar à chaque Durga Puja et qui mettent en scène le combat à mort entre la déesse Durga et le démon-buffle Mahishâsura, sur fond d’actualité culturelle et politique. Alors que je suis habituée à ce genre d’humour depuis m’a tendre enfance (je suis française après tout), j’ai été très surprise, mais j’ai vite compris pourquoi. J’étais étonnée que cela soit possible ici en Inde et qui plus est, par un quotidien avec un très large lectorat comme Ananda Bazar (vs. un magazine satirique au tirage relativement limité). Pourquoi Ananda Bazar et ses caricatures de Durga n’étaient pas inquiétés, alors que l’artiste américaine Nina Paley et son film d’animation Sita Sing the Blues étaient pris pour cible par une organisation hindoue d’extrême droite ? Le fait est qu’ici, au Bengale Occidental, on peut caricaturer Durga (#ILoveKolkata), mais qu’il serait impossible d’imaginer à Diwali, le Times Of India ou le Dainik Jagaran mettre en scène Ram et Sita dans un dessin-animé humoristique qui moquerait en même temps l’intelligentsia politique. Si cela était possible, alors l’atmosphère serait bien plus respirable…

***

« Si vous voulez un baromètre de la liberté d’expression et comprendre les tabous dans un pays, il faut aller voir les dessinateurs de presse. »  (Plantu)

***

Sur la polémique autour de PK :

Krishna Baldev Vaid et la notion d’identité fluide :

  • Krishna Baldev, Vaid Guzarâ Huâ Zamânâ, Bikaner, Vagdevi Prakashan (1981) 1997 ; Requiem pour le temps passé, tr. fr. Annie Montaut, Lausanne, InFolio, 2012.
  • Annie Montaut, « La Poétique du vide chez Vaid et la résistance à la violence communautaire », in, Annie Montaut (ed.), Purusârtha, n° 24, 2004.
  • Annie Montaut, « Du temps de la menace au temps de la violence et à la compassion » in La Modernité littéraire indienne, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
  • Amartya Sen, Identity and Violence. The Illusion of Destiny, New York, W. W. Norton & Company, 2006 ; Identité et violence, tr. fr Sylvie Kleiman-Lafon, Paris, Odile Jacob, 2007.